L’expérience ludique, au cœur d’une nouvelle demande

10 Déc 2019 | Actus, Evénement

Le marché du jeu de société, en France comme dans d’autres pays, est de toute évidence parvenu à maturité, et c’est un fait aujourd’hui bien documenté. Mais rares sont encore les retours d’expérience sur les retombées des pratiques récréatives du jeu de société sur les activités économiques : management des entreprises, équipements publics, offres touristiques, stratégies de communication… Pourtant, on ne compte plus les organisations qui ont recours à des jeux de team building, les ludothèques se sont multipliées sur les territoires, les offices du tourisme proposent des parcours ludiques, et des campagnes de promotion ou de sensibilisation recourent au jeu comme support de communication.

Aujourd’hui, la persistance et la généralisation de ces demandes nous confortent dans l’idée qu’il s’agit bien d’une tendance de fond, et non d’un simple phénomène de mode. Cela amène une question cruciale : quels sont les sous-jacents de cette demande ? Autrement dit, lorsqu’une organisation demande un jeu ou un dispositif ludique, quelles ressources utilise-t-on, et pour répondre à quel besoin ?

 

Proposer une expérience plutôt qu’un produit

Le premier point à souligner est que le jeu s’insère pleinement dans une tendance plus large : la prise en compte de l’utilisateur dans le design d’un produit ou d’une offre de services. Ce qui compte aujourd’hui n’est pas le produit, l’équipement ou le service fourni en tant que tel, c’est l’expérience qu’il permet. Or, le jeu a ceci de particulier qu’il est par nature « expérientiel ». C’est en effet un objet du type des œuvres musicales : celles-ci ne sont que très partiellement incarnées dans les partitions qui en assurent pourtant la transmission, et n’« existent » réellement que lorsqu’elles sont exécutées. De la même manière, le jeu n’existe que partiellement à travers son matériel et ses règles : lui aussi doit être exécuté, c’est-à-dire « joué ». Comme la partition qui trouve son sens véritable dans l’exécution du morceau de musique, le jeu ne remplit sa vocation que lorsqu’il est joué, que lorsqu’il y a une expérience de jeu. À sa manière, le jeu crée des « expériences ».

Cette création d’expériences répond ainsi à une demande fondamentale de tout opérateur s’adressant aujourd’hui à un utilisateur final – consommateur ou usager : proposer une expérience. Le recours au jeu est d’abord une manière de répondre à ce nouvel impératif : faire jouer, c’est proposer une expérience qui fera la différence et saura capter l’usager. Les équipements « en dur » du secteur des loisirs (parcs d’attractions), de la culture (musées) et du patrimoine (monuments historiques) savent bien que l’équipement n’est rien sans la capacité d’animation qui vient « charger » le site en expériences susceptibles de varier selon les choix de programmation.

 

Le jeu, multiplicateur d’expériences

Mais le jeu ne s’arrête pas à produire, dans toute sa généralité, « une expérience ». Il apporte à ceux qui y recourent deux ressources essentielles : un potentiel de rejouabilité et un univers de jeu.

Le potentiel de rejouabilité est évidemment un élément clé de l’intérêt que portent des opérateurs en tout genre à l’égard du jeu : le même jeu, le même dispositif ludique, va pouvoir attirer plusieurs fois la même personne, car son résultat de jeu va différer. Rejouer, ce n’est pas réitérer la même expérience, au contraire, c’est faire une nouvelle partie. On comprend dès lors pourquoi le jeu intéresse aujourd’hui des opérateurs assez différents de ceux qui viennent d’être cités : un exploitant de centre commercial verra dans le jeu un moyen, non seulement, d’attirer une clientèle supplémentaire, mais aussi de la faire revenir.

Mais si le jeu intéresse aussi ces acteurs qui traitent d’un univers fictif (parcs d’attractions) ou historique (musées, monuments), c’est aussi parce que le jeu est, en tant que tel, une technique projective. La thématique de jeu, que des joueurs passionnés considèrent parfois comme un élément surajouté, est, pour le grand public, un élément essentiel, a fortiori dans l’association entre le jeu et l’équipement, le produit ou le parcours qu’il anime. En effet, cette thématique va faire que les mécaniques de jeu n’ont pas seulement pour but de produire un résultat (victoire, score…) : elles vont en même temps raconter un récit, auquel le joueur va lui-même prendre part. Or, si le matériel de jeu va évidemment être mis à contribution, c’est d’abord l’imagination du joueur qui va effectuer cette projection dans l’univers et dans le récit du jeu. C’est là un potentiel non négligeable, puisqu’en proposant différents jeux, le même site ou le même équipement vont pouvoir déployer plusieurs univers (un château pourra par exemple proposer des escape games différents, dont l’histoire se déroulera à plusieurs époques).

 

Au-delà de l’expérience, l’intelligence du jeu

Le potentiel de rejouabilité et la projection dans un univers de jeu nous montrent que le jeu ne se contente pas de produire des expériences, il les démultiplie. Mais, et c’est le plus intéressant, il le fait d’une certaine manière : il suppose la participation active du joueur, appelé à mobiliser ses propres ressources. Non seulement le joueur doit mettre à contribution son imaginaire pour se projeter dans l’univers de jeu, mais il doit aussi assimiler et manipuler les mécaniques de jeu. Le joueur va ainsi chercher à anticiper et produire un résultat, et prendre le risque de voir ses plans « déjoués » : le bon jeu est celui qui est capable de produire un résultat différent de celui escompté par chaque joueur.

C’est que le jeu contraint le joueur à explorer ses mécanismes : le joueur va ainsi être fortement incité, d’une partie sur l’autre, à modifier son comportement ou à tenir compte de paramètres qu’il n’avait pas anticipés ou qu’il avait mal évalués. En ce sens, il y a un sérieux du jeu, qui ne se résume pas comme dans nombre de jeux labellisés « serious game » à la délivrance d’un message ou d’une moralité quelconque. Le jeu peut faire véritablement apprendre ou prendre conscience, dans la mesure où la découverte des mécaniques de jeu est en même temps le déchiffrement d’un phénomène réel mais schématisé.

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Rentrer dans un récit, dans un univers, mais de manière active, en étant confronté à des mécaniques de jeu qu’on peut maîtriser mais qu’on doit découvrir… c’est pour nous ce qu’il y a d’essentiel derrière la demande récurrente en jeu, « dispositifs ludiques » ou encore « outils ludiques ». Bien sûr, le jeu ne peut pas tout : si le jeu peut permettre d’explorer des solutions ou de recueillir des avis, il trouve une limite dans la « transférabilité » des résultats. En effet, les mécaniques de jeu ne représentant la réalité que de manière schématique, il faut quelques « précautions de lecture » dans l’interprétation et l’usage des résultats !

D’autre part, le développement de jeu reste un processus créatif, qui suppose pour l’organisation qui en fait la demande une prise de risque, à la fois dans la conception du jeu lui-même (à quoi va-t-il ressembler ?) et dans son appropriation par ses publics cibles (est-ce qu’il va « marcher » ?). Mais cette prise de risque n’est ni « irrationnelle » ni « illimitée » : parce que le jeu répond désormais à un spectre de demandes précises, qualifiées, le game design s’appuie désormais sur une technicité du jeu et donc sur des « techniciens », dotés d’une culture et d’un savoir-faire spécifiques.